Introduction
L’association étroite, voire l’intrication entre le développement de la motricité et le développement de l’intelligence et de l’affectivité de l’enfant avant 3 ans n’est plus à démontrer.
Les travaux éclairant les rapports entre la sphère motrice et la sphère psychique (Dupré,Merklen-1909.Binet-Simon-1905. Wallon-1932. Gesell-1949) nous prouvent qu’il existe une forme de parrallélisme entre le développement moteur et le développement psycho-affectif (nous pouvons prendre l’image d’une échelle dont un des montants serait la motricité, l’autre le psychisme), ceci jusqu’à ce que les faisceaux pyramidaux et extra-pyramidaux ainsi que le cervelet soient matures. Après cette période, chacun des systèmes d’organisation de la personne peuvent être étudiés séparemment , mais ils restent cependant dans une « autonomie relative »(Pagès.1986).Le nouveau-né vient donc au monde avec un équipement neuro-psychique qui nécessite la présence et les soins d’autrui pour se différencier et se développer vers l’autonomie motrice et psychique. De ce fait, l’étude de la psychomotricité dans ses origines et dans sa pratique thérapeutique s’inscrit dans une épigénèse qui met en dialectique les éléments du potentiel psychosomatique du bébé et l’équipement informationnel de son environnement.
Des expériences professionnelles de kinésithérapeute, de psychomotricienne et de psychothérapeute, ainsi que l’appui de nombreux travaux théoriques et cliniques m’ont conduite ainsi à poser l’hypothèse que l’élément psychocorporel qui permet et oriente cette dialectique primaire en liant les « deux montants de l’échelle » est un élément qui se situe aux confins du somatique et du psychique, la tonicité.
Cette hypothèse clinique m’a incitée à mettre en place un travail psychothérapeutique à médiation corporelle qui m’a permis de repérer des fantasmes propres aux sensations toniques éveillées par le massage : fantasmes de chaud/froid, de dur/mou, de clair/obscur, fantasmes de carapaces, de mur et d’enceinte protectrice et défensive, et dévalorisation du relâchement. Je me suis alors rendue compte que ces dualités sensorielles primaires (Tustin.1984) s’accompagnent d’une élaboration mentale restreinte, d’une affectivité en tout ou rien, d’un système projectif assez complexe et d’une introjection du bon objet insuffisante. Le travail thérapeutique entraîne une relance de la dialectique des pôles opposés sensoriels et un enrichissement des positions intermédiaires. Le Moi se trouve ainsi renforcé dans ses bases narcissiques et la personne intègre ses expériences de vie sur un mode plus souple et plus valorisant.
Je ne pouvais donc que me poser certaines questions:

  • Quelle est la nature de la tonicité? – Comment comprendre les rapports entre l’organisation sensorielle et l’organisation du Moi? – Quelles fonctions exerce la tonicité dans le développement psychomoteur de l’enfant ? – Quel est son rôle dans les interactions précoces mère-enfant? – Quel est son statut dans la psychopathologie? – Quels sont les effets thérapeutiques de sa prise en compte?
    La tonicité
    Les neurophysiologistes et les théoriciens du développement psychomoteur du bébé ont exploré la question du tonus dont la fonction intégrative ainsi que l’identité physio-affective ne sauraient être remises en cause. A cette racine mixte vient s’ajouter un troisième élément qui résulte de l’organisation de notre motricité dans l’espace.
    Si nous reprenons l’hypothèse d’une dialectique tonique entre la sphère motrice et la sphère affective, nous devons trouver dans l’organisation de notre motricité une structure spatio-temporelle correspondante qui étaye et valide la notion de « praxie »(Piaget.1937)en conférant à l’action une structure cognitive et en tendant à satisfaire un besoin. Nous prenons ainsi en compte les « apports du corps propre … et de ce qu’il y a de commun à tous les corps humains » (ibid).
    Enfin l’étude de la mécanique du corps humain nous montre que celui-ci est organisé et coordonné par des unités motrices fondamentales que j’ai désignées nomme schèmes moteurs de base.
    Le schème moteur de base est une structure articulaire et osseuse mûe par des muscles « conducteurs de mouvement »(Piret.1971),agissant par couple agoniste-antagonistes, dont les insertions sont telles qu’ils agissent dans les trois plans de l’espace. La contraction de ces muscles entraîne un schéma spatio-temporel spécifique: deux parties du corps opposent leur rotation et une flexion intermédiaire permet de les rapprocher ou de les éloigner.Le conflit rotatoire des deux articulations distales engendre une tension, la tension de structure.
    La structure animée de ce schème de base se retrouve au niveau des membres supérieurs, des membres inférieurs et du tronc et donne aux parties corporelles leur forme dans l’espace: pieds plats, bras ballants, lordoses, cyphoses, scolioses, bascule du bassin, genu valgum, varum, etc…
    L’action princeps du schème du bras est le rapport pouce-bouche qui étaye la pulsion orale; celle du schème de la jambe est la préparation de la jambe à la marche qui étaye les pulsions d’autonomie motrice et de découverte du monde extérieur; et au niveau du tronc, d’une façon plus complexe, l’effet moteur du schème est l’enroulement de la tête vers le bassin et la torsion du tronc en ouverture vers le dehors, qui étayent les pulsions orales et anales, les pulsions de socialisation. Avec le schème de base, nous sommes bien devant une structure corporelle primaire et propre à l’humain qui assure l’identité praxique des mouvements.
    Par la loi de la transmission musculaire, les schèmes de base se coordonnent entre eux et unifient le corps dans une globalité. L’intégration de notre schéma corporel résulte de l’intégration des unités de base et de leurs coordinations mutuelles. Elle est subordonnée à la tonicité tripartite, physiologique (le tonus), psychique(affective) et structurale (tension de structure). Notre schéma corporel ne peut pas donc pas être neutre, il est « affecté ». Chaque humain a, grâce à ce schéma corporel , une connaissance innée d’une relation à trois termes, modèle de la relation entre êtres humains.
    L’intégration motrice peut alors se définir comme un système de mise en rapport et de dialectisation de deux parties opposées du corps .
    L’intégration motrice et l’intégration du Moi
    Pour assurer son identité psychomotrice et la construction de son Moi en « parralèle » avec sa motricité, l’enfant doit intégrer la structure spatiale des schèmes de base à partir de ses données physiologiques et relationnelles originelles (les barreaux de l’échelle). Si le corps du bébé est pré-structuré par les schèmes de base, l’immaturité neuromotrice le prive de la synergie musculaire (jeu agonistes-antagonistes) et de la possibilité de coordonner entre elles les unités motrices. En effet, le bébé naît avec une hypertonie des fléchisseurs et une hypotonie du rachis. Ce clivage tonique l’enroule en position foetale et ne lui permet pas de se redresser sous l’effet de la pesanteur. De plus, le nouveau-né réagit aux stimulations internes et exernes d’une façon réflexe et explosive, sans orientation par rapport à l’axe vertébral.
    Ses schèmes de base vont donc s’intégrer à partir de la dualité tonique hypertonie/hypotonie, avec une prévalence de l’enroulement sur le redressement, d’une façon fragmentaire par petites unités motrices non coordonnées. Nous sommes devant un Moi fragmenté, « enroulé » narcissiquement dans une préoccupation de soi, sans axe latéralisant. Le narcissisme primaire se fonde sur cette intégration « en double » des unités motrices et moïques.
    Les spécificités de l’organisation motrice et tonique du bébé, les constats cliniques concernant des sujets dont le Moi est peu intégré, ainsi que les connaissances actuelles sur les sensations de base nous ont permis d’élargir la notion d’intégration motrice à d’autres niveaux d’organisation.
    C’est ainsi qu’on peut repérer quatre niveaux d’intégration et d’organisation primaires du Moi du bébé qui s’étayent les uns sur les autres:
    -le niveau tonique – avec la dualité hypertonie-hypotonie, l’hypertonie contracte et durcit le muscle, l’hypotonie le relâche et le ramollit. couple primaire tension-détente. « Notre conscience nous fait parvenir du dedans non seulement les sensations de plaisir et de déplaisir mais aussi celles d’une tension particulière qui a son tour peut être plaisante ou déplaisante » (Freud. Au delà du principe du plaisir).
    -le niveau sensoriel – qui s’étaye sur le niveau tonique, les sensations sont dures quand le muscle est tendu, molles quand le muscle est détend- couple primaire sensoriel dur-mou.
    -le niveau affectif- qui s’étaye sur le niveau sensoriel; la tension du muscle s’accompagne d’un affect désagréable, la détente amène une affect agréable. couple primaire affectif agréable-désagréable.
    -et enfin le niveau représentatif – qui s’étaye sur le niveau affectif; la tension qui durcit le corps dans l’attente de la satisfaction d’un besoin ou dans une douleur s’accompagne de représentations de la mauvaise mère absente; la détente procurée par la présence de la mère et des soins qu’elle prodigue s’associe à des représentations d’une bonne mère. couple primaire représentatif bon objet-mauvais objet.
    Chaque stimulation que le nouveau-né aura à vivre sera une globalité psychosensorielle dont les quatre paliers seront amalgamés. L’intégration psychomotrice par différenciation et re-création subjective se fera alors par analyses de couples d’opposés et par leur mise en dialectique.

Progressivement, avec la maturation du système nerveux central et une relation satisfaisante, le clivage tonique hyper/hypo se réduit et permet d’une part, l’équibration des tonicités et la synergie musculaire et d’autre part la coordination des schèmes entre eux autour d’un axe vertébral, référent spatial. Vers le sixième mois, l’enfant peut regrouper son corps dans une globalité et il acquiert une première unité corporelle par synthèse tonique des unités de base.

L’intégration de la première unité tonique et motrice du 6ème mois s’accompagne simultanément de l’intégration des autres paliers d’organisation du bébé : les petites unités moïques se coordonnent et se regroupent autour d’un axe psychique, et le bébé parvient ainsi à l’ambivalence affective et à la l’acquisition de la représentation du Moi total et de l’objet total.
Cette théorie psychomotrice permet de confirmer l’intuition de Freud (1923): « le Moi est avant tout un Moi corporel » issu des sensations corporelles.
Fonctions de la tonicité dans le développement du moi
La tonicité assure toute notre vie la fonction fondamentale d’agent intégratif des stimulations internes et externes. Chez le bébé, elle assure d’autres fonctions primaires indispensables au développement psychique: le clivage,la projection et l’introjection .
le clivage: la bipolarité tonique permet au Moi naissant d’analyser les stimulations en séparant le bon du mauvais. Le Moi peut ainsi supporter ce qui est contradictoire (Klein.1932.1952).Le clivage tonique en étayant les autres paliers est l’étai physiologique originel de la capacité du Moi à se protéger.
la projection: l’hypertonicité primaire entraîne l’enfant à vivre sur un mode sensorimoteur périphérique toutes les stimulations qu’il percevra. Elle assure la fonction d’auto-conservation des schèmes praxiques, la fonction de pare-excitation interne, la fonction d’appétence, la fonction d’enveloppe vibratoire de communication et la fonction d’enveloppe psychique archaïque: l’enveloppe tonique. L’hypertonicité physiologique s’allie à la tension relationnelle de frustration pour assurer le système de projection identificatoire.
L’introjection: si l’hypertonicité étaye le dur, l’insatisfaction, le désagréable, le mauvais objet, à l’opposé, l’hypotonicité étaye le mou, le chaud, l’agréable, la chaleur, la relation d’amour. L’hypotonicité se lie aux sensations de détente apportées par la présence de la mère, et le relâchement étaye les sensations de confiance en autrui et en soi. L’hypotonicité physiologique du rachis s’allie à l’hypotonicité relationnelle de détente pour assurer l’introjection de « l’objet d’arrière-plan d’identification primaire » (Grotstein.1981) comme « l’arrière-plan de sécurité » (Sandler.1960). De ce fait le rachis devient le lieu du corps privilégié pour l’introjection du bon objet, lieu que je nomme dans cette théorie de la psychomotricité primaire du bébé, la mère rachidienne.
L’augmentation maturative de la tonicité du rachis est un passage du mou au dur, de la passivité à l’activité, de l’horizontalité à la verticalité, des identifications primaires aux identifications secondaires. L’intégration de l’axe corporel (droite-gauche, devant-derrière) préfigure l’axe psychique qui entérine l’accès aux différences et ordonne la loi des relations. Symboliquement, sur le dos-mou-mère (la mère rachidienne) s’étayera le dos-dur-père (le père rachis).
Les structures primaires de la vie psychique sont assurées par un équipement somatique qui sert le développement et l’organisation du Moi. Une corrélation s’établit entre la projection et l’introjection, et elle est subordonnée à la qualité des relations mère-enfant.
Rôle de la tonicité dans les interactions
Mû par son système tonique réflexe, l’enfant adhère aux variations tonico-affectives de sa mère. Toutes les attitudes maternelles traumatisantes (Stern.1977), toutes modalités sensorielles brutales et discordantes, constituent les causes les plus communes d’une stimulation excessive qui transforme l’enveloppe tonique en une paroi tonique. Les fantasmes d’enceinte, de blindage, de mur correspondent à l’intégration de cette paroi tonique. L’installation de cette paroi plus ou moins étanche est corrélée négativement à l’introjection. Les représentations dévalorisantes du mou, de la détente et du laisser-aller correspondent à une introjection insuffisante.
L’intégration des stimulations par le bébé dépend donc des niveaux intégrés de sa mère et de l’ajustement tronico-affectif qui se réalise dans les relations.
Statut de la tonicité en psychopathologie
Les conséquences psychomotrices du dérythmage intégratif et de l’installation d’une hypertonicité traumatique (paroi tonique) se retrouvent à tous les niveaux de l’organisation du Moi.
-l’intégration disharmonique des schèmes tridimensionnels entraîne des troubles de l’organisation de l’espace-temps
-les petits unités primaires du Moi ne se coordonnent pas, les bases narcissiques du Moi sont carentielles et discordantes .
-l’augmentation traumatique de l’hypertonicité engendre un fonctionnement projectif-attractif trop important. Le Moi du bébé reste collé sur celui de sa mère.Les processus de différenciation et d’identification sont mis à mal.
-le jeu tonique est perturbé; en insécurité émotionnelle le bébé ne vit pas la détente comme le moment privilégié d’introjection du bon objet, mais comme le précuseur de la tension.L’introjection est insuffisante.
— le passage du dos-mou-mère au dos-dur-père se fait avec difficulté. Le processus d’identification et les fonctions symboliques auront à souffrir des vicissitudes des rythmes intégrateurs.
Effets thérapeutiques et prévention
Si mon livre Intégration motrice et développement psychique présente en détail tout mon cheminement clinique et conceptuel afin de proposer une théorie de la psychomotricité, ma préoccupation est de continuer la recherche sur les actions thérapeutiques et préventives des troubles psychomoteurs de l’enfant.
Car la compréhension de l’étayage des différents niveaux d’organisation entre eux permet d’avoir une action thérapeutique « par les deux bouts », le corporel et le psychique. Les fantasmes concernant les états de tension et de détente apportent des informations essentielles sur le niveau d’intégration de la personne. Les méthodes de relaxation et autres formes de travail corporel pourraient bien être les premières étapes d’un travail psychothérapeutique pour les sujets peu intégrés (psychoses, « états limites »).
La prise en compte de l’importance de l’organisation motrice spatio-temporelle et de l’organisation tonique du bébé dans le développement de Moi permettrait plusieurs actions:

  • une action de stimulation psychomotrice des bébés hospitalisés en les aidant à conserver leurs schèmes de base structurants et le sens centripète narcissique.
  • une action d’information auprès des soignants. Quelques mouvements « justes » peuvent aider les soignants à calmer un enfant et à les aider à maintenir une dialectique soma-psyché.
  • une action d’information auprès des mères concernant la motricité de leurs bébés – le holding prend ici une valeur de support à l’intégration.
    Il me paraît que les psychologues et les psychothérapeutes devraient trouver dans cette démarche un nouvel outil dans leur travail auprès des enfants et des adultes.
    Suzanne-B Robert-Ouvray

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